Analyses

Analyse #1 : Flower Children

Introduction

 

«Dès lors qu'une émotion ou qu'un fait est traduit en photo, il cesse d'être un fait pour devenir une opinion. L'inexactitude n'existe pas en photographie. Toutes les photos sont exactes. Aucune d'elles n'est la vérité.»                                                                                                      

                   Richard Avedon

          La photographie a tenu une place centrale dans l’émancipation de la peinture en la libérant de l’une de ses prérogatives, celle de figurer, de mimer le monde. Elle a longtemps été considérée comme factuelle, comme un fragment de vérité à un instant T. De nos jours l’aspect factuel de la photographie est soumis à la critique mais son impact dans l’inconscient collectif semble inchangé, avant d’être comprise et analysée, la photographie touche et marque de façon indélébile. Elle est la rencontre entre un évènement et un paradigme, elle est une vision d’un instant T, un témoignage. L’intérêt historique d’une vision, d’un témoignage ne fait sens qu’à travers un corpus, regroupant d’autres visions, d’autres formes et un contexte. La photographie devient alors un prétexte servant autant à illustrer qu’à démontrer un propos.

Dans cette brève analyse, j’ai choisi de réduire ce corpus à deux photographies. La première photographie est La Fille A La Fleur de Marc Riboud et la seconde le Flower Power  de Bernie Boston. Ces deux photographies ont été prises le 21 octobre 1967 lors d’une manifestation à Washington contre la guerre du Viêt-Nam. Cette marche sur le pentagone s’inscrit dans la continuité des protestations étudiantes des campus américains, elle fut organisée par le Comité de Mobilisation National pour Finir la Guerre au Viêt-Nam[1] et regroupa 100 000 personnes. Cette manifestation fut filmée et présentée sous la forme d’un film documentaire intitulé La sixième face du pentagone[2].

Les deux photographies choisies témoignent donc d’une même chose, mais à deux instants différents, chacune d’entre elles possède son angle, ses propres protagonistes, son histoire. Chacune d’entre elles forme un fragment de l’histoire, ce fragment est imprégné d’ « une » vérité, mais surtout d’une sensibilité. L’objectif de cet article est de fournir les éléments utiles à la compréhension de ces clichés, dans cette étude je me focaliserai sur l’aspect « contreculturel » de la subculture hippie. Pour ce faire, je commencerai par la présentation du contexte historique et sociologique, ensuite je m'intéresserai aux auteurs, avant de conclure sur une brève analyse sémiologique.  

 

[1] De l’anglais : National Mobilization Committee to End the War in Vietnam

[2] Chris Marker et François Reichenbach, 1968

1. Contexte historique et sociologique

 

            Après la seconde guerre mondiale un nouveau monde voit le jour, de 1945 à 1973 une nouvelle ère se crée, par convention cette période se nomme « Les trente glorieuses » terme qu’on doit à l’économiste français Jean Fourastié. Ces « trente » années sont caractérisées par un  retour de l’économie qui évolua peu à peu vers une économie et une industrie de consommation, cette économie fleurissante permit le retour du plein emploi dans la majorité des pays occidentaux,  mais aussi de grands changements d’ordre matériel, social et démographique. La décennie des années soixante, bien que stable sur le plan économique connut néanmoins de nombreux troubles d’ordre sociétal. Cette instabilité est due à un monde s’adaptant à la surproduction, à la consommation de masse et à un pic démographique de la population active.  

De surcroit les tensions dues à  la guerre froide se font de plus en plus ressentir, les guerres d’indépendance se multiplient, les morts aussi. En 1965, grâce à la Résolution du golfe du Tonkin, les États-Unis commencent à intervenir de manière « massive » au Viêt Nam du nord. En 1967 la guerre est en pleine escalade, le contingent américain stationné au Viêt Nam du  Sud est de 510 000 hommes. La conscription est appliquée, néanmoins celle-ci de par ses règles favorise l’engagement de la jeunesse ouvrière et défavorisée[1]. Cette guerre fut largement contestée par divers acteurs, associations et mouvements. Les photographies étudiées s’inscrivent dans l’histoire de cette contestation, mais aussi dans l’histoire de la contreculture hippie. Pour comprendre ces photographies, il est bien entendu essentiel de comprendre le contexte historique, mais aussi la « contreculture » hippie, qui est en place à l’époque. 

Le concept de contreculture est anachronique aux clichés, néanmoins le sociologue Theodore Roszak[2] en 1969 construit cette notion afin de parler de l’engagement  des « hippies » contre la « technocratie », pour Roszak la technocratie impose une conception scientifique, technique et industrielle à l’organisation de la société  qui se répercute sur toutes les sphères de la vie.  Les hippies en proposant une alternative globale qui replace l’expérience humaine au cœur de la société s’opposent à la technocratie ambiante et établissent par la même occasion une contreculture. Pour de plus récents chercheurs comme Andy Bennett[3], la contreculture connote aussi une échelle plus grande : un mouvement ou une série de mouvements concernant des problèmes et des questions socioéconomiques vastes et dispersées mondialement. Il la définit ainsi : « Les contrecultures sont des expressions fluides et mutables de sociabilité qui se manifestent lorsque les individus s’associent temporairement pour exprimer leur soutien et/ou pour participer à une cause commune, mais dont les vies quotidiennes se déroulent de fait simultanément sur toute une gamme de terrains culturels des plus divers. »

Ainsi si une grande partie de la contestation semble issue de la mouvance/contreculture hippie, celle-ci n’est pas  un tout homogène, mais surtout celle-ci n’est pas la seule subculture impliquée. En réalité, le phénomène  « contreculturel » qui s’est dressé contre la guerre du Viêt Nam était composé de différentes influences, de différentes subcultures, comme les yippies, les beatnicks ou encore les diggers qui étaient libertaires voire anarchistes.

D’ailleurs l’idée du don de fleur vient de l’écrivain « beatnik[1]» Allen Ginsberg qui dans son essai de novembre 1965 How to Make a March/Spectacle propose  d’offrir des fleurs aux policiers, à la presse et aux politiciens afin de lutter contre la violence et pour la paix. Cette pratique fut popularisée  lors du  « Summer of Love », qui  débuta avec le « Human Be-In[2] » au Golden Gate Park, le 14 janvier 1967, avant de s’étendre au quartier de Haight-Ashbury à San Francisco.  Cet événement regroupa 100 000 jeunes, le temps d’un été. C’est à ce moment-là que se façonna une partie de l’identité de la contreculture « hippie ». John Phillips[3] immortalisa cet événement au travers des paroles[4] de sa chanson San   Francisco (Be Sure to Wear Flowers in Your Hair). Le « Flower Power » était né.

 

[1] Si bien qu’en 1971 sous Nixon, la conscription fut abandonnée et remplacée par un engagement volontaire.

[2] Roszak Theodore, the Making of a Counter Culture, New York, Anchor Books, 1969

[3] Pour une réévaluation du concept de contre-culture, traduit par Jedediah Sklower ISBN : 9782913169326,

Éditeur : Editions Mélanie Seteun, disponible ici : http://volume.revues.org/2941 

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    [1] Membre de la Beat generation

    [2] Le Human Be-In est un happening géant qui s'est déroulé à San Francisco.

    [3] Du groupe The Mamas & The Papas 

    [4] « If you're going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair...If you're going to San Francisco, Summertime will be a love-in there. »

    2. Auteurs 

     

    Marc Riboud (1923-2016)

                Riboud est né en 1923 à Saint-Genis-Laval, Lyon. Il est surtout connu pour ses livres/reportages sur l’Asie et Cuba.

    Pendant la seconde guerre mondiale il s’engage dans la résistance. De 1945 à 1948, il fait des études d’ingénieur à l’école centrale de Lyon et travaille en usine, en  1949 il décide de se consacrer à la photographie.

     En 1953, il obtient sa première publication dans le magazine « Life », cette publication lui ouvra les portes de « Magnum Photo » une des premières coopérative photographique.

    En 1955, via le Moyen-Orient et l’Afghanistan, il se rend en Inde, où il reste un an. De Calcutta, il gagne la Chine en 1957 pour un premier long séjour avant de terminer son périple en Extrême-Orient par le Japon.  

    Il reprend à nouveau la route à partir de l’Alaska en hiver 1958 jusqu’à Acapulco.

    De 1960 à 1962, Marc Riboud photographie les indépendances africaines, fait plusieurs séjours en Algérie, où il photographie son indépendance.

    En 1965, il retourne en Chine et photographie les prémisses de la révolution culturelle.

    Le 21 Octobre 1967 à Washington lors d'une manifestation contre la guerre au Viêt Nam, il photographie une militante qui tend une fleur aux soldats. Par la suite Riboud poursuit son odyssée autour du monde : Vietnam, Chine, Pologne, Afrique Du Sud ou encore Cuba.  

    Boston Bernie (1933-2008)

               Boston est un photojournaliste américain. Il est né à Washington et a grandi en Virginie. Il a travaillé successivement pour le Dayton Daily News, le Washington Star et le Los Angeles Times.

    En 1955 Boston est diplômé de l'Institut de technologie de Rochester, il étudia ensuite à l'école de médecine de l'US Air Force,  avant de servir dans l'armée pendant deux ans.

    En 1958, il quitte l’armée et se lance dans la photographie.

    En 1965  il devient Membre de l'Association des photographes de presse de la Maison Blanche, ce qui lui permet d’accompagner les présidents des États-Unis pendant leurs mandats.

    Le 21 Octobre 1967 à Washington lors d'une manifestation contre la guerre au Viêt Nam, il photographie un militant qui tend une fleur aux soldats. Cette photo a obtenu la deuxième place au prix Pulitzer de 1967, tout comme sa photographie12 de Coretta Scott King13  dévoilant un buste de son défunt mari, ces photographies sont ses clichés les plus connus.

    3. Sémiologie

     

    A. La Fille A La Fleur

                   Que voit-on et pourquoi ?  Des soldats armés qui tiennent en joue une jeune femme aux cheveux courts, cette jeune femme leur tend une fleur. Son style vestimentaire rappelle celui des hippies. Ici l’ouverture de la focale de l’objectif est réglée de sorte que le premier-plan soit net et l’arrière-plan flou. Si la position du photographe semble centrée et donc neutre, le cadrage ne l’est pas puisque le soldat qui se tient face à la jeune femme est hors cadre. Ainsi la composition de cette photographie ne dévoile qu’un visage doux et paisible, qui s’oppose à un groupe sans visage, une « entité » inexpressive et hostile. Ce cliché est séparé frontalement par une fuite, qui sert aussi de ligne de démarcation et nous invite à entrer dans la photographie. C’est de part et d’autre de cette ligne que se dresse l’opposition, le maître-mot de cette composition. 

    Ici le nombre s’oppose à l’individu, ce nombre est impersonnel et l’individu, la fille à la fleur devient la synecdoque d’un tout plus grand. On peut aussi y voir une opposition homme/femme,  cette opposition transparait aussi symboliquement dans les baïonnettes et la fleur, qui symbolisent aussi la guerre et la paix. L’opposition dans cette photographie va plus loin puisqu’elle se retrouve dans l’horizontalité des fusils contre la verticalité de la fleur, dans la netteté de la jeune femme et le flou des soldats ou encore dans les contrastes de couleur. 

    A travers ce cliché Riboud semble opposer une femme symbole et ses « attributs » à une machine inhumaine, un système. Il semble aussi engagé que l’acte photographié et c’est sans doute ce qui rend cette photographie si belle. A travers elle Riboud s’oppose à la guerre, tout en immortalisant la jeunesse contestataire des années soixante. Cette lecture du monde semble se retrouver dans le reste du travail documentaire de Riboud.

    La jeune fille à la fleur qui figure sur cette photographie se nomme Jan Rose Kasmir, à l’époque elle était lycéenne et âgée de 17 ans. Au sujet du cliché elle s’exprima bien plus tard[5]  en ces termes :

     "Aucun d'entre eux n'a croisé mon regard. J'étais comme face à un mur. Mais le photographe m'a dit plus tard qu'ils tremblaient.  Je pense qu'ils étaient effrayés à l'idée de recevoir l'ordre de nous tirer dessus. (...) Si vous regardez mon visage, je suis extrêmement triste : je venais de me rendre compte combien ces garçons étaient jeunes. (...) Ils étaient eux aussi victimes de tout cela. Ils n’étaient pas une machine de guerre. Ils étaient des êtres humains, ils étaient  les marionnettes de toute cette horrible parodie. »

    En 2004, elle retrouve Marc Riboud lors d'une manifestation à Londres contre l'invasion américaine de l'Irak, Riboud immortalisa le moment.[6] 

    B. Flower Power  

                 Le jeune homme au col-roulé sur la photographie de Boston, a été identifié à posteriori comme étant George Edgerly Harris III, plus connu sous son nom d’artiste « Hibiscus », dans les années soixante-dix il fut l’un des leaders du collectif de théâtre de libération gay psychédélique connu sous le nom «  The Cockettes ». Hibiscus meurt le 6 mai 1982 des complications du virus du SIDA.

    Au moment de la photographie Boston est assis au-dessus d’un mur, ce qui explique cet angle plongeant, sans cette plongée la scène n’aurait pas pu être immortalisée. Ici l’opposition est moins structurante, bien qu’elle soit présente aux travers des couleurs,  des  dualités armes/fleurs ou encore  soldats/manifestants.  La séparation frontale est moins prononcée et démontre une certaine symétrie. Cette photographie semble opposer l’hostilité des MP[7] au calme d’ « Hibiscus ».

    Dans cette photographie les manifestants semblent entouré par les MP, néanmoins un homme se détache du lot, il se démarque des autres manifestants et glisse des fleurs dans le canon des armes. Il porte un col roulé de couleur clair, ce qui le fait d’autant plus ressortir. Ici aussi c’est l’un des seuls visages visibles. 

    A elle seule cette photographie semble résumer l’essentiel de la manifestation. Si elle possède une dimension synthétique, il est essentiel de retenir qu’elle ne montre pas tout. Puisque cette manifestation regroupa aussi des manifestants pro-guerres, même certains pro-nazi, ces manifestants  apparaissent dans La sixième face du pentagone.

     

    [5] http://sixtiessurvivors.org/kasmir.html  

    [6] https://pro.magnumphotos.com/C.aspx?VP3=SearchResult&ALID=29YL53ZVAX2L 

    [7] Military police

    Sources

     

    Bibliographie :

    Roszak (Theodore), The Making of a Counter Culture, New York, Anchor Books, 1969.

    Pour une réévaluation du concept de contre-culture, traduit par Jedediah Sklower ISBN :

    9782913169326, Éditeur : Editions Mélanie Seteun, disponible ici : http://volume.revues.org/2941

    Allen Ginsberg, How to Make a March/Spectacle, 1965.

    Sitographie

    http://marcriboud.com/portfolio/  http://www.universalis.fr/encyclopedie/bernie-boston/  

    http://tempsreel.nouvelobs.com/photo/20160831.OBS7198/la-jeune-fille-a-la-fleur-de-marcriboud-l-histoire-d-une-photo-iconique.html  http://sixtiessurvivors.org/kasmir.html  

    http://lesensdesimages.com/2012/06/05/analyse-dun-photographie-la-fille-a-la-fleur-de-marcriboud-1967/  https://fr.wikipedia.org/  

    Filmographie: 

    Chris Marker et François Reichenbach, La sixième face du pentagone, 1968

     

    Netchaev 28/08/2024

    Archives

    FAQ

    Comment réserver une séance photo?

    Pour réserver votre séance photo, veuillez nous contacter directement par téléphone ou par e-mail. Nous serons ravis de planifier votre expérience photographique unique avec nous.

    Quels sont les tarifs de nos services?

    Les tarifs varient en fonction du type de séance photo que vous recherchez. Contactez-nous pour obtenir un devis personnalisé en fonction de vos besoins.

    Nos Services

    Mariages

    Laissez-nous capturer la magie de votre journée spéciale avec notre photographie de mariage authentique.

    Reportages Culturels

    Découvrez la richesse des traditions culturelles avec nos reportages culturels uniques.

    Portraits Lifestyle

    Capturez votre essence unique avec nos portraits lifestyle personnalisés.

    Prêt à capturer des moments authentiques avec nous?

    Contactez-nous dès aujourd'hui pour réserver votre séance photo et immortaliser des souvenirs uniques.